Ultraraid de la Meije: ultra beau, ultra dur et une longue histoire…

(Photo Bertrand Boone) La Grave. La Meije. Deux noms qui trottent dans ma tête depuis le début des années 1990 lorsque j’avais troqué mes deux lattes pour un snowboard, mes années « Serge Vitelli » et « Regis Rolland », synonymes de freeride, de neige et de liberté. C’était ça.

Plus de 30 ans plus tard, le Derby de la Meije est toujours là.

Je pensais y aller en snowboard, au pire en télémark que je pratique depuis que nos enfants nous ont rejoints sur les pistes, finalement ce sera en VTT que je ferai mon pèlerinage, la « faute » à mon ami Eric Morard avec qui nous avions partagé les Chemin du Soleil en 2016. « Ce truc, l’Ultraraid de la Meije, ça va te plaire, m’avait-il assuré. De la montagne et des sentiers toute la journée ».

La Meije va nous tenir compagnie durant tout le week-end.

Vendu, mais deux ans plus tôt, je n’aurais jamais pensé être sur cette ligne de départ. « Flashback » sur une période où j’avais écrit ce qui suit sans jamais le publier.

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« Ralentir pour mieux apprécier… »

Depuis quelques temps (années, mois, semaines…) et à intervalles réguliers, je me dis que je vais faire moins de vélo, ou du moins différemment. A ce titre, les vacances estivales dans le nord de la Suède ont été une confirmation: rien ne sert de courir et rien de tel qu’une dose de lenteur pour apprécier le moment présent. Moins de courses, de compétition et de frénésie, davantage de découvertes et de contemplation.

Dans ma désormais longue relation d’amour-haine avec Strava, je crois que je vais bientôt reprendre la même mesure drastique qu’il y a quelques années: plus de compteur sur mon vélo. Sont-ce les chiffres et les statistiques qui me font apprécier une sortie à vélo ou l’odeur du terrain humide, de la forêt qui se réchauffe, du single « sec à brûler », le chant des oiseaux ou la neige qui crisse sous les pneus, le paysage au soleil couchant, levant, la bière ou le coup de rouge partagés après une belle virée?

Au moment où j’écris ces ligne, je ne suis de toute manière pas près d’imprimer le moindre mouvement à mon GPS, au repos forcé après une embolie pulmonaire débarquée comme encore une mauvaise surprise d’une année 2017 bien compliquée sur le plan sportif. La situation est sous contrôle, mais la reprise est différée à une date pour l’heure inconnue. Aucune chance donc d’améliorer un quelconque « PR » sur Strava, encore moins de « piquer » un KOM à quiconque. L’âge avançant, la chose s’avèrera de toute manière bientôt aussi peu probable que de voir Donald Trump se mettre au vélo pour lutter contre le réchauffement climatique. « Presto qui, presto qua, l’heure avance au clocher de l’histoire », aimait à répéter mon professeur de français au collège, ce qui ne me rajeunit pas non plus.

Ralentir. S’arrêter. Apprécier. Repartir. Ailleurs. Plus loin.

C’était l’idée qui sommeillait en moi depuis quelque temps. L’accident vasculaire m’a fait sauter le premier point. Mais je compte bien respecter la suite de la séquence.

Fin de la parenthèse.

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Le vélo est prêt, pour le pilote, c’est moins sûr…

Deux ans plus tard, malgré un médicament à prendre tous les matins, je suis très bien remis de cette embolie pulmonaire et je me retrouve sur la ligne de départ de cet Ultraraid de la Meije. Quelque 117 km en montagne pour 5300 m de dénivelé annoncés, une course qui se gagne à 13 km/h de moyenne. Sacré chantier en vue.

La veille, nous sommes arrivée de bonne heure et j’ai pu faire mon petit pèlerinage au téléphérique après avoir été cherché plaque de cadre et bracelet. Au Grand Raid on contrôle votre vélo. Ici on cherche surtout à savoir si vous allez survire s’il casse et on contrôle votre sac: couverture de survie, veste à membrane, sifflet, bandages, réserve d’eau et de nourriture, le sac à dos est passé au crible.

Nous sommes dans la place, à la Grave.

Le contrôle s’est passé sans problème, surtout que j’avais pris mes précautions. L’idée étant de finir, je suis parti plutôt lourd: outre les « gros » pneus (un Schwalbe Nobby Nic 2,35 à l’arrière et un Hans Dampf gomme tendre à l’avant) j’avais de quoi à peu près tout réparer sur mon vélo.

Matériel validé, j’ai mon sésame au bras.

Nous sommes donc sur la ligne de départ après avoir signé la feuille éponyme. Il est bientôt six heures du matin et il fait encore nuit sur Villar-d’Arène. La tension est palpable, personne ne fanfaronne et les blagues sont du même tonneau que dans un téléphérique en pleine tempête. On rigole surtout pour faire croire que l’on est détendu.

Le départ est donné et le peloton s’étire sur les seuls petits kilomètres de goudron, prévus pour éviter les bouchons au départ. Le serpent lumineux de lampes blanche et rouges s’élance ensuite sur le sentier à l’assaut du col du Lautaret, franchi de nuit alors que l’horizon se teinte peu à peu d’orange.

Après une première brève descente où je risque d’aller au tapis au premier virage faute d’avoir augmenté la luminosité de mon éclairage avant, nous nous attaquons au Galibier par les chemins de traverse. Jusqu’au sommet puisqu’un portage, très raide, nous emmène au-dessus du tunnel routier, avant la première « vraie » descente de la journée.

Au sommet du sommet du col du Galibier, le jour se lève et tout va bien. Le gilet jaune pique un peu les yeux mais est obligatoire en raison du départ de nuit. Photo Bertrand Boone.

Déjà magnifique, rapide sur le haut, plus technique et en single sur le bas. «Ça a l’air facile», me glisse un concurrent, sympa comme tous les autres, lorsque je le double dans un passage qui me rappelle mes descentes d’entraînement autour du Chavalard. Si cela peut avoir l’air facile, ça ne l’est en fait jamais. Comme sur la Transvésubienne, la moindre inattention peut vous jeter au sol à tout moment. Pas le droit à l’erreur en montagne et il faut rester concentré.

Le plaisir de la descente refait vite place à la seconde montée de choix du jour, qui nous fait passer de 1700 à 2600 mètres d’altitude par de magnifiques sentiers dans le décor majestueux du vallon de l’Âne jusqu’au col de la Ponsonnière.

La descente qui suit est une vraie descente de montagne. Du sentier, du caillou, des trous, des parties roulantes, du pierrier et un sol un peu plus fuyant avant le troisième poste de ravitaillement où je vais m’arrêter un peu plus longuement qu’aux deux premiers. Une quarantaine de kilomètres sont derrière et cela fait tout de même 4 heures que nous avons quitté Villar- d’Arène, même si la variété du paysage et du terrain a tendance à nous le faire oublier.

Les deux premières bosses sont derrière. Mais les suivantes prélèveront aussi leur dîme dans mes réserves énergétiques…

Sur le profil du parcours, la suite est plus vallonnée et peut presque sembler facile. On se dit que l’on va faire un peu de montagnes russes et passer les bosses sur l’élan…

Rien n’est plus faux, évidemment, et si le sentier qui suit le ravitaillement est plutôt roulant, à flanc de coteau, la remontée vers le col du Lautaret, avec le soleil qui s’est bien levé, fait sentir ses pourcentages (pourtant, c’est quoi 200 m de dénivelé?). Des petits 10 degrés qui nous ont accompagnés depuis le départ, nous passons à 19-20°. Et ce n’est pas le sentier qui suit, même descendant, débroussaillé et taillé dans le terrain meuble qui nous pousse à l’excès de vitesse…

Puis vient le tunnel. Le choc. La nuit totale à nouveau, rallumage des feux. Et le froid. La température repasse de 18° à 7°. Les huit minutes de traversée paraissent une éternité. Il faut rester concentré et rouler bien à gauche comme nous l’a répété la direction de course la veille au soir. A la sortie, on plisse les yeux avant de poursuivre la montée à travers le troupeau de vaches jusqu’au refuge de Chamoissière. Et lorsque, juste avant le ravitaillement, je m’enfonce à pied dans un passage marécageux en voulant éviter une vache, je me dis que cela commence à sentir la fatigue… 5h20 de course et 5 minutes de pause.

La descente le long du Rif de la Planche nous ramène ensuite en direction de Villar-d’Arène. Assez facile au début, un peu plus compliquée par la suite. On sent surtout monter la température qui va bientôt culminer à 31°. Depuis le lieu-dit « Pied du Col », la bosse suivante nous fait prendre 400 mètres de dénivelé supplémentaires jusqu’au lac du Pontet et cela commence à se sentir dans les forts pourcentages sous le cagnard. Je commence à marcher pour m’économiser et l’idée d’abandonner me traverse l’esprit pour la première fois. Au kilomètre 66. Sur 117. Aïe.

Je suis venu dans l’idée de passer une longue, très longue journée de randonnée à la montagne, à vélo. J’ai l’impression d’être parti tranquille, mais peut-être me suis-je laissé emporter, titillé par les autres concurrents, que l’on essaie tout de même de suivre à la montée, de doubler à la descente, quand on fait ces petits efforts pour rester sur le vélo alors qu’il vaudrait peut-être mieux marcher. Mais je suis cycliste, vététiste depuis 1990, je n’aime pas marcher et rester sur le vélo est aussi une question de fierté personnelle. Mais ça se paie…

Juste avant le ravitaillement de Ventelon il est encore temps de bifurquer, de filer à la Grave et de mettre un terme à ce début de calvaire. La formule de la course permet de s’arrêter là, de repartir sur le 52 km le lendemain et d’être classé sur le Raid Elite. Mais mes compagnons de voyage, Eric et Phil, ont prévu de rentrer le lendemain en Suisse. Si je m’arrête, c’est un abandon. Ce que j’envisage tout de même. La matinée a été la plus belle de ce que j’ai pu connaître sur une compétition cycliste. Il ne me resterait que les bons souvenirs.

Sauf que ce serait un abandon. Et que je serais « obligé » de revenir. Alors, lorsqu’il a fallu choisir entre la route qui descendait et celle qui montait, j’ai choisi la deuxième. Pour essayer encore un peu.

Au ravitaillement de Ventelon, j’arrive en 15e position, à 12h35, après environ 6h40 de course. Je pourrais m’en réjouir, mais je sais ce que cela veut dire. Je suis parti trop fort et je vais le payer. Cher.

Et la côte qui suit me le confirme. Après 100m je suis déjà à pied et mettrai 17 minutes pour parcourir un kilomètre. Le paysage est toujours exceptionnel, mais je commence à avoir de la peine à l’apprécier. Dans la descente je soigne la position et mon image en voyant le photographe. Faisons bonne figure dans la décadence qui s’annonce…

J’essaie de faire bonne figure face au photographe Bertrand Boone, avec la Meije dans le dos.

Pour la première fois, je m’assieds au bord du chemin. Pour manger, boire, réfléchir. Ce que je fais n’a plus guère de sens. Est-ce bon pour ma santé? «Courage», me lance un compagnon de galère un peu plus en jambe. Je souris au panneau annonçant le hameau de « Rivet du Pied », me disant que c’est un peu à mon image. Des pieds rivés, rivetés, impossibles à soulever. Mais arrivent Rivet du Milieu et Rivet de la Cime. J’avance tout de même. Jusqu’au ravito du refuge du Pic du Mas de la Grave. Où j’annonce tout de go que c’est bon. Je bâche, je mets la flèche à droite, j’abandonne. Il fait 30 degrés, je suis épuisé, au bout de la fin. Je n’en peux plus.

« Ça n’a pas de sens ce que je fais, je veux arrêter « , glisse-je au bénévole.

« Continue au moins jusqu’au prochain ravitaillement, il y a juste un petit portage, tu pourras marcher et la suite en vaut la peine, c’est magnifique sur le plateau. Tu pourras couper plus loin.« 

Quelques biscuits «Tuc» plus tard, je porte, pousse mon vélo, halète, m’arrête, contiens les premiers signes de crampes, maudis le sympathique bénévole (rien de personnel, je le remercie aujourd’hui) qui m’a envoyé dans cet enfer qui, au sommet de ce portage de 300-400m de dénivelé, me fait quitter les Hautes-Alpes pour l’Isère. La misère.

Un concurrent que je voyais arriver de loin, très loin, est sur mes talons. Je repars deux bons mètres devant lui et m’attends à me faire doubler après dix secondes. Mais rien. Le « single », fluide et rapide m’inspire. Je retrouve un semblant de force et file presque sans mal vers la ruine du Chalet Josserand ou se trouve l’avant dernier ravitaillement. Sont-ce ces derniers kilomètres de sentier, après 9h de course, qui m’ont redonné un soupçon de motivation? J’avais décidé d’abandonner, de couper en direction du dernier ravito, que l’on aperçoit à une centaine de mètres de là. Le parcours impose une descente de 700 mètres, à remonter aussitôt par un chemin blanc. Je n’aime pas les chemins blancs.

Mais quelques concurrents («c’est la plus belle descente la plus ludique», m’assurent-ils) et la dame du ravitaillement, dont le mari connaît bien les abricots de ma région (le Valais suisse), finissent de me précipiter en enfer (rien de personnel, merci tout de même, après coup). La descente? Oui, sympa, amusante si on est réveillé, certainement. Mais j’aimais autant, mieux même, celle du col de Ponsonnière au petit matin.

La descente finit à Besse et l’on entame la remontée après exactement aucun mètre de plat. Mon Rocky Mountain Element, au fonctionnement irréprochable tout au long de la journée, émet de sinistres grincements. Mais il fonctionne. Pas de raison que le pilote soit le seul à en baver face à la Meije. Enfin, pas tout à fait, là c’est surtout le mur de la Combe de Nuit qui se dresse devant moi. Et je commence mon biathlon, inspiré par deux concurrents à qui cela semble réussir: 5 minutes de vélo, 5 minutes de marche, 1 minute de pause. Répétez autant de fois que nécessaire pour atteindre le dernier ravitaillement.

Le plus dur semble fait. On repart sur du sentier, en pente douce vers le col du Suchet, et c’est toujours mieux que du chemin blanc, même si les crampes se manifestent toujours plus souvent. Pour la première fois de ma « carrière », je m’inquiète des barrières horaires. Les crampes. Ne pas s’en faire. Continuer. Elles partent et reviennent. Mais ça sent le point culminant, la fin, bientôt la délivrance. Le sommet est atteint juste avant la redescente sur le lac Noir et la lac Lérié (c’est marrant ces noms en montagne, chez moi il y a aussi un endroit qui s’appelle L’Erié).

«Bravo les gars, magnifique, c’est fait là», nous félicite le bénévole avant de détailler la suite: de la descente, du plat et une dernière descente «très technique» sur La Grave.

Je me sens tout sauf magnifique. Mais la descente le sera. Du « single » bien souple, pas trop raide, parfait, avant que la pente ne s’accentue avant le Chazelet et ses épingles à répétition . Mon compteur affiche 114 kilomètres, mais je ne vois toujours pas La Grave.

Et là, mes amis: un bénévole. «Attention, c’est de la falaise en dessous», annonce-t-il. Dans le premier virage à gauche, un coup d’oeil à travers les broussailles confirme que c’est une courbe à ne pas manquer. Faute de quoi amis et familles pourront venir brûler un cierge à votre mémoire dans la chapelle que l’on découvre quelques secondes plus tard. Alors on s’applique, on essaie de rester sur le vélo, en vie, et de doubler l’un ou l’autre concurrent un poil plus prudent, même si à ce stade le classement n’importe plus guère. Mais on ne va pas refaire son esprit de compétition à 49 ans.

Au bas de cette phase de désescalade il faut encore franchir une route (par dessous, comme les autres, «c’est pas possible, ils ont été à l’école avec George Edwards de la TransV», me dis-je) avant de rouler vers la Grave. On entend le speaker. La délivrance est proche. Mais on est en bas. Il est en haut, sur la place de fête. Un dernier dénivelé de 50 mètres dans des escaliers où j’égare encore pas loin d’une minute sur les deux compagnons que je venais de rattraper. Mais c’est le dernier de mes soucis.

La ligne d’arrivée, enfin. La délivrance. La vraie. J’en ai bavé comme jamais. Mais c’était beau comme jamais. Rarement été aussi heureux d’être « finisher ». J’ai dégringolé de la 15e à la 33e place, sur 53. Nous étions 153 au départ. Tout de même. Et le terme de « finisher » retrouve sa saveur.

L’image du gars détruit à l’arrivée qui ne sait pas encore s’il est content… il reste cinq mètres. Photo Bertrand Boone.

J’avais rêvé de la Grave et de la Meije. J’ai appris qu’elle se méritaient. Et ça n’en a été que plus fort et plus beau.

Merci.