À l’époque, je travaillais pour une société italienne, celle-ci proposait des casques, des compteurs, des selles et autres accessoires de vélo. C’était une des premières sociétés à sortir un compteur cardiofréquencemètre sans fil. La marque était très active sur le marché européen et très présente avec le sponsoring d’équipes professionnelles.
Le siège se trouvait en Italie, plus précisément à Asolo, dans la région du Veneto. Le Veneto est au cœur de la fabrication des vélos et accessoires. Pinarello, Selle Italia, Bassano, Gippieme, entre autres, sont basés là-bas. Avec les casques, selles et compteurs, nous sponsorisions les équipes pro telles que Banesto (Indurain), Festina (Virenque, Dufaux), Lotto (VDB, Tchmil, Nielsen), Gan (Duclos-Lassalle) ainsi que quelques équipes amateurs belges, notamment une équipe de Mr. Eddy Merckx.
Atmosphère très relax
Ma vie avec cette firme fut mémorable. Avec nos différents engagements de sponsoring, j’étais souvent avec les équipes mentionnées, lors des camps d’entraînement pour leur fournir le matériel. Ensuite, je les rejoignais parfois sur les courses afin de vérifier que tout était en ordre. Les premiers camps d’entraînement étaient toujours agréables, car l’atmosphère était chargée d’espoir et très relax. Je garde de bons souvenirs des quelques jours passés notamment avec Festina et de la manière dont m’accueillît Bruno Roussel et son staff. À table, leur soigneur Willy Voet a très sympathiquement partagé sa recette de gâteau au riz avec moi. Willy qui, plus tard, trouva le malheur, était toujours souriant et gai! Ce qui lui arriva me fit beaucoup de peine.
«Une belle patate après l’église»
Un jour, j’ai suivi une étape du Dauphiné avec eux. J’étais dans la voiture avec Michel Gros, l’adjoint de Roussel. À la sortie d’un village, Roussel, qui était dans la voiture devant, dit à la radio : «Il y a une belle patate juste après l’église». Juste avant l’église, je commence à tourner ma tête à gauche et à droite attentivement. Michel me demande : «Tu cherches quoi?» Je réponds que je cherche la jolie fille que Bruno mentionnait après l’église. Michel faillit faire un accident tant il rigolait. Il prit alors la radio et appella Roussel : «Mon passager cherche une jolie fille après l’église!!!» Les deux et le mécano à l’arrière étaient morts de rire. Une fois calmé, Roussel m’expliqua la signification d’une «jolie patate», cette fameuse courte portion de route très raide!
Les jours de stage avec l’équipe Lotto, avec comme directeur sportif l’ancien coureur Jean-Luc Vandenbroucke, qui était très agréable avec ses fournisseurs, furent aussi des plus sympathiques. Le frère de Jean-Luc, Jean-Jaques (accessoirement le père de Franck) était un type charmant. Mais il y avait quelque chose dans l’air à cette époque chez Lotto, car Franck, malgré le contrat avec son oncle, voulait à tout prix rejoindre l’équipe Mapei. Il paraît que, alors qu’il était toujours sous contrat avec Lotto, Frank fut pris en photo en vêtements Mapei aux côtés de ses nouveau co-équipiers. Les fêtes de famille ont dû être très, très tendues!
Egalement chez Lotto, courait le rouleur exceptionnel Andreï Tchmil. Tchmil était très discret mais très «furbo». Il était souvent fâché avec nous, car il ne comprenait pas pourquoi il ne recevait jamais les primes de course quand il portait son casque boudin fétiche. Comme il ne recevait rien de notre part, dans les courses suivantes, il a masqué notre nom sur son casque avec du scotch!
«Voir le grand Tchmil, récent vainqueur de Paris-Roubaix»
Tchmil était copain avec mon chef de vente. Et à l’époque, mon chef était également président de l’équipe de 2ème division, VC Saint Quentin. Cette année-là, Tchmil était parrain de cette équipe et il était convenu qu’il serait présent pour la présentation de l’équipe. Toute l’équipe (parmi eux, un certain David Millar) était très excitée à l’idée de voir le grand Tchmil, récent vainqueur de Paris-Roubaix. Moi aussi, je dois avouer, je partageais le même enthousiasme!
En attendant Tchmil, alors que j’étais dehors en train de fumer une cigarette avec mon chef, je remarquai soudainement que toute l’équipe du VC Saint Quentin me regardait par la fenêtre, incrédule! Bizarre, me dis-je. Plus tard, j’appris que les coureurs m’avaient pris pour le grand Tchmil, ne le connaissant pas, en train de fumer une cigarette ! C’est vrai, on peut dire que de loin, il y aurait une légère ressemblance…
Moser, Gimondi et Battaglin au détour d’une allée
Chaque automne, le monde du vélo se retrouve à Eurobike, le grand salon du vélo qui à l’époque avait lieu à Cologne, en Allemagne. Toutes les marques mythiques de vélo y étaient présentes : Bianchi, Colnago, Pinarello, etc. De plus, tous les mythes du vélo étaient présents ! Les marques moins mythiques étaient présentes ainsi que les marques d’accessoires. Donc, nous aussi étions sur place avec un stand afin de présenter nos produits.
Un matin, je fis un tour des halles et au détour d’une allée, je tombai sur Francesco Moser, Felice Gimondi et Giovanni Battaglin en train de discuter! L’image de ces trois Legends, toujours aussi « fit », habillés en costume élégant à l’Italienne, me stoppa net. J’avais des étoiles plein les yeux !
Eddy Merckx sur le stand…
Un autre jour, j’étais à notre stand entrain de lire une brochure de produit quand quelqu’un entra sur notre stand et m’interpella par un «huhum?» et je levai les yeux: devant moi, le plus grand cycliste de tous les temps…. Eddy Merckx!! De sa voix basse et son accent belge, il me demanda si le chef de vente était là. Difficile de répondre quand une telle légende est juste là, devant toi. J’ai régurgité quelques syllabes incompréhensibles et partis les jambes tremblantes à la recherche de mon chef.
Un de notre client français, Michel, était aussi responsable de la distribution des vélos Bernard Hinault. Il était grand copain avec Hinault et ce dernier était souvent présent sur le stand de Michel pour promouvoir ses vélos. Mon chef était copain avec Michel et une fin de journée, quand les portes du salon avaient fermé, on s’est retrouvé au stand de Michel pour l’apéro. Sur le stand: Michel, Joël Bernard (ancien pro chez Gan et à cette époque représentant Campagnolo pour la France), mon chef, un de mes collègues Jean-Christophe et… Bernard Hinault.
Après quelques bouteilles de champagne, il fut décidé que l’on irait tous manger ensemble dans la ville de Cologne. Je n’y croyais pas: j’allais manger avec Hinault! Mieux que ça: je me retrouve en face de lui à table! Mais quel type: tout simple, souriant, le roi devant sa cour. Entre Joël et Hinault, les histoires et souvenirs s’enchaînent les uns après les autres. Joël était en fin de carrière quand Hinault commençait la sienne, et les anecdotes de course et autres histoires de coulisse (plus d’une avec comme sujet leurs groupies…) étaient savoureuses.
Hinault, LeMond et Zimmermann
Je ne pus retenir une question à Hinault sur laquelle j’étais resté perplexe depuis le Tour ‘86: pourquoi n’était-il pas resté dans la roue de LeMond avec les 5 minutes d’avance qu’il avait sur lui? Personne n’avait gagné 6 tours de France jusque là, il pouvait être le premier! Il me répondit d’un sourire malin et m’expliqua qu’il avait donné sa parole à Lemond: c’était son Tour et lui était là pour l’aider. Il a attaqué pour provoquer Urs Zimmermann et le mettre en difficulté. Il me dit que chacune de ses actions avait pour but de distancer Zimmermann et il ajouta avec un clin d’œil que Lemond devait mériter sa victoire.
Ce fut une soirée mémorable et bien arrosée. Mon confrère et moi-même arrivâmes en zig-zaguant jusqu’à notre chambre d’hôtel et nous nous apprêtions pour un bon sommeil après une très longue journée, quand tout d’un coup, quelqu’un frappa à la porte. Surpris, nous nous redressâmes dans nos lits: Pascal (notre chef de vente), Joël et Hinault firent irruption dans notre chambre, empoignirent nos oreillers et commencèrent à nous rouer de coups! L’effet surprise fut total. Recroquevillés sur nous-même, les trois autres hilares, dansant autour de nous comme des gamins! En 3 minutes nos envahisseurs étaient venus et repartis. Notre chambre était un désastre: les draps partout, nos valises sens dessus dessous, et le sommeil se fit attendre… Tout comme Zimmermann, nous avions été pris en embuscade par l’une des plus grandes stars du cyclisme!
Quelques années plus tard, la firme connut des difficultés. De nouveaux produits furent lancés sur le marché sans les essais nécessaires et des problèmes techniques survenaient fréquemment. La firme finit par dériver dans l’oubli, avec dans son sillage un cimetière de compteurs pulsomètre sans fil qui ne fonctionnaient pas.
Le temps passé à travailler dans cette boîte fût pour moi une expérience inoubliable! Une place au premier rang du cirque du cyclisme professionnel. Une période pleine d’émerveillement. Il y a encore des tas d’anecdotes de cette époque qui mériteraient d’être racontées, mais ce sera pour une prochaine chronique. En écrivant ces lignes, j’ai encore les yeux qui scintillent. À l’époque, assis au premier rang, c’étaient carrément des étoiles!
Photos Anders – Flick’r