Toni Maier Moussa : «Les habits de vélo, ce n’était pas prévu»

Article publié dans le magazine Vélo Romand n° 36 du printemps 2014.

La raison et son épouse ont voulu que le fondateur d’Assos se lance dans la confection de vêtements tandis que son cœur brûlait pour des cadres de vélo. Retour sur les méandres d’une vie sans regret.

Lorsque l’on pousse la porte du «manga. Yio» de Lugano, véritable magasin-vitrine de la marque de vêtements cyclistes Assos, impossible de le rater. Le premier vélo carbone de l’histoire trône en lumière sur un podium rotatif, témoin bien concret des débuts d’une saga familiale qui se confond aujourd’hui avec l’histoire du cyclisme.

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Le vélo avec lequel tout a commencé…

Né «au-dessus du magasin de vélo de mon père, à Winterthur, à une époque où l’on pouvait encore naître à la maison», le petit Anton Maier, que tout le monde depuis longtemps appelle Toni — «si l’on me dit Anton, je ne sais même plus que l’on s’adresse à moi», s’amuse-t-il — est ainsi tombé dans le cyclisme dès l’enfance. «Je suis la troisième génération de cyclistes, mon grand-père avait ouvert le premier magasin de vélo de Winterthur, en 1902», précise-t-il.

Toni Maier, fondateur d'Assos. © Ti-Press / Gabriele Putzu
Toni Maier, fondateur d’Assos. © Ti-Press / Gabriele Putzu
Cycliste pro, le rêve brisé

Jeune, il rêve d’être professionnel et s’engage sérieusement pour réussir. «Mais cela ne s’est pas passé ainsi. J’avais un problème au genou qui s’aggravait. Un jour, en Belgique, j’ai dit stop.» Une décision comme d’autres qui suivront au fil d’une vie que l’on devine riche en émotions et en rebondissements.

Toni Maier ne sera pas cycliste professionnel, mais le cyclisme le gardera tout de même. Sa maîtrise fédérale de mécanicien sur cycles et motos en poche, il travaille notamment comme commercial pour une marque de vélos belgo-suisse au Congo. Où il fait la connaissance d’Elaine, sa future épouse, une Grecque au service de la compagnie aérienne Sabena. «Nous sommes rentrés en Suisse. Arrivés à Genève, avec le froid et la bise, elle est retournée à l’avion», s’amuse encore Toni Maier Moussa. «Je lui ai promis que nous n’allions pas rester longtemps… Avec son brouillard hivernal, Winterthur n’offrait pas le climat le plus attractif pour mon épouse.»

Collombin et Russi : l’inspiration des skieurs

Les époux Maier Moussa resteront toutefois en Suisse et Toni représentera la marque Shimano dans le pays, soutenant notamment une équipe cycliste amateur. «Un coureur de mon équipe a connu un problème de santé et n’a pu reprendre l’entraînement qu’au début de l’hiver. On n’allait pas sur la Côte d’Azur ou en Afrique du Sud à l’époque et ce pauvre diable allait devoir rouler tout l’hiver en Suisse. C’était aussi l’époque des exploits des skieurs suisses, Roland Colombin et Bernard Russi, avec les premières combinaisons en Lycra, portées très près du corps. Hans Hess, celui qui les fabriquait à Winterthur était un ami. Je me suis dit que si cela tenait assez chaud à des skieurs, il y avait certainement quelque chose à faire pour les cyclistes. Nos tenues hivernales n’étaient pas vraiment sexy à l’époque (rires)… Je pensais à un “sandwich” de tissus différents pour cet équipement d’hiver qui devait être chaud et aérodynamique à la fois. Nous avons fait cette tenue et nous avons aussi essayé de faire un cuissard.» Un article qui sera bientôt au centre de la saga Assos.

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Carbone, Swiss Made… Un vélo en avance sur son temps.

Sur le moment, toujours en observant les skieurs qui procédaient déjà à des essais en soufflerie, Toni Maier et son entourage s’intéressent à l’aérodynamique. «Ah la belle idée», sourit-il près de 40 ans plus tard, installé pour le repas dans un salon de la Villa Principe Leopoldo, un hôtel avec une vue imprenable sur le lac de Lugano. «Nous allions faire un vélo aérodynamique…» Certains se seraient contentés d’aplatir les tubes d’acier. Pas Toni Maier. «Je m’intéressais aux nouvelles technologies et j’avais ce terme de “carbone” qui trottait dans ma tête. Je savais juste que ce matériau était utilisé pour aller dans l’espèce, et peut-être en Formule1. J’ai cherché et j’ai trouvé, sans internet (rires). Tout doucement, j’ai pu obtenir ce matériau. Mais les Américains m’ont fait signer des documents où je m’engageais à ne pas le vendre à l’Est. C’était encore secret. Et nous avons fait ce vélo.» Déjà une forme d’exploit à une époque où même l’aluminium était un matériau des plus exotiques.

Convaincant en soufflerie… sans le cycliste

En soufflerie, les essais de ce premier vélo carbone de l’histoire, avec ses tubes en goutte d’eau, confirment les calculs. «C’était fantastique. Jusqu’à ce que je demande à Daniel Gisiger de monter sur le vélo… Avec le cycliste, nous ne mesurions presque aucune amélioration. Quelle déception ! J’ai dû sortir boire un verre… En fait, les turbulences causées par la rotation des jambes et des roues réduisaient quasiment à néant l’avantage aérodynamique du cadre.»

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« Faire des cadres était mon hobby… »

Si la déception «aérodynamique» est bien présente, il s’avère toutefois que le vélo est bien né. «Faire des cadres était mon hobby, j’avais aussi travaillé pour Faliero Masi, à Milan, et nous avons vu que ce vélo allait très bien sur la piste, ses autres caractéristiques en faisaient un bon vélo.» Daniel Gisiger s’en servira notamment lors des Championnats du monde sur piste de Munich, en 1978, offrant par la même occasion une visibilité importante aux cuissards de Toni Maier Moussa et son épouse…

Un vélo à 50’000 francs

L’histoire des cuissards, nés peu avant le vélo, se poursuivra. Celle du vélo se heurtera à la réalité de l’époque. «On me demande toujours pourquoi je n’ai pas continué… Si aujourd’hui nous sommes une grosse “boîte”, il faut se souvenir d’où nous venons. Une petite entreprise avec tous les problèmes de discussions avec les banques qui vont avec. Ce fameux vélo m’a coûté 50’000 francs à l’époque et je n’en ai même rien dit à mon épouse. Mais quand on est passionné par quelque chose, on ne regarde pas le prix, on le fait. Pour ma femme, c’était de la folie, et elle n’a pas tout vu (rires). J’ai pensé continuer, j’ai flirté avec cette idée. Le futur était là, j’en étais persuadé. Mais j’étais un “petit mec”. J’avais un atelier de couture, un produit, le cuissard, qui me faisait gagner ma vie. Il fallait donc rester raisonnable. J’aimais ma femme, et je l’aime encore, mais si j’avais voulu divorcer, j’aurais pu continuer avec le cadre et les factures (rires).»

Toni Maier met alors de côté son fameux cadre. «Aujourd’hui, je n’ai pas l’impression d’avoir manqué quelque chose. Ce qui rapportait l’argent du ménage, c’était la couture. Nous avons lancé le nom d’Assos (le nom grec pou “as”), le tissu “sandwich” en diverses couches pour l’hiver et surtout le cuissard en Lycra, qui a été le grand coup. Une révolution en 1976, même si tout le monde m’a traité de fou, pensant que personne n’allait nous acheter un cuissard qui coûtait le double ou le triple des meilleurs modèles, en laine, existants. On allait bien voir, c’était un nouveau défi

Les pros demandeurs de cuissards

De fil en aiguille, d’une équipe amateur suisse aux professionnels de la Ti-Raleigh, les cyclistes demandent des cuissards Assos. «Et ils les payaient surtout, sinon cela n’aurait pas été possible», souligne Toni Maier Moussa. «Au début, les équipes grattaient le logo pour mettre le leur à la place. Mais tout le monde savait que c’étaient nos cuissards. Les pros étaient demandeurs et je livrais dans la mesure de ma production. Tout était cousu en Suisse. Nous avons grandi peu à peu jusqu’au moment où il fallait décider d’un pas sérieux. Il fallait s’agrandir.»

Au milieu des années 1980, l’entreprise déménage ainsi à Stabio, au Tessin. Prix du terrain, climat et cadre de vie agréable: tout concourt au bonheur de la famille et de l’entreprise. Que de chemin parcouru de la maison familiale qui occupait «une couturière et mon épouse» à la marque aujourd’hui présente avec 1500 magasins dans 30 pays, dont la Chine, la Corée, Taiwan, ou Singapour. Une présence en Asie dont Toni Maier retire une certaine fierté. «Comme aux premiers jours, on nous a toujours répété que nous étions trop chers et que les asiatiques allaient nous couler.» Seule issue : la qualité du produit. «Personne ne va payer davantage pour mes beaux yeux. Pour la croix suisse peut-être un peu au début. Mais si on n’est pas meilleur, le marché va vers le meilleur prix, c’est normal.» Aujourd’hui, les vêtements de la marque sont fabriqués en Europe et tous contrôlés en Suisse. Les pièces personnalisées, comme les équipements de l’équipe nationale, sont réalisées au Tessin.

Des champions et des amitiés

L’entreprise familiale occupe aujourd’hui 71 personnes. Elle est aux mains de la quatrième génération, les enfants Désirée et Roche. «Ils font cela très bien, sans être ma copie», assure Toni Maier Moussa. À 76 ans, il roule encore tous les deux jours «si la météo le permet» dans son Tessin d’adoption. Le temps de songer aux multiples anecdotes (lire ci-dessous) et aux amitiés solides qui se sont tissées au fil des ans. Du Belge Freddy Maertens à l’Américain «Jock» Boyer, en passant par Sean Kelly ou Miguel Indurain, impossible de toutes les citer.

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Le « wall of fame » du magazine de Lugano avec les images des centaines de champions qui ont fait la légende de la marque.

Après avoir poussé la porte du «manga. Yio» et lâché du regard le vélo exposé dans l’entrée, les yeux peuvent encore se poser sur le «wall of fame», le mur des célébrités qui expose les images de centaines de coureurs, autant de monuments du cyclisme. «Plus de 250 champions du monde ont obtenu leurs médailles avec nos habits. Nous avons gagné toutes les classiques, tous les tours. Alors oui, il y a certainement un peu de fierté par rapport au produit. On se dit que l’on a dû faire juste certaines choses.»

Toni Maier a bâti sa vie et son entreprise sur les cuissards cyclistes presque sans le vouloir. «Je suis venu à la couture et aux habits comme l’enfant à la vierge marie. Ce n’était pas prévu», s’amuse-t-il. «Mais cela m’a procuré énormément de plaisir. On ne peut qu’aimer un travail qui nous procure des émotions positives. Si en plus on a la chance d’avoir une famille et des enfants que l’on aime, qu’est-ce qu’on veut de plus ?»

Anecdotes, anecdotes…

Toni Maier Moussa et l’Américain « Jock » Boyer

Le fabricant de cuissards s’était déjà fait un nom dans le milieu du cyclisme lorsque le jeune Américain Jacques « Jock » Boyer débarque en Europe. «Il m’a demandé un peu d’équipement», explique Toni Maier Moussa. «Lors des Championnat du monde de Goodwood, en 1982, il était en tête dans le dernier kilomètre, devant Giuseppe Saronni, Greg LeMond et Sean Kelly – ils finiront dans cet ordre, ndlr – et tous étaient en Assos. J’étais sûr d’avoir le vainqueur (rires). Ce sont des souvenirs inoubliables.»

Les « mauvais payeurs »

L’anecdote est tirée d’un film réalisé par Assos pour le lancement de son nouveau cuissard s7.
«Un jour Colnago voulait dix cuissards pour Saronni qui participait aux Championnats du monde. Il m’a appelé. Je lui ai envoyé les cuissards, avec une facture, mais il ne voulait pas la payer. Il a fini par le faire, après la victoire de Saronni en me disant: « Tu as un champion du monde et tu veux encore de l’argent? Ça ne va pas! »
Je lui ai répondu: « Dans ce cas tu es certainement d’accord pour effacer le logo Colnago sur tes vélo et de les donner gratuitement…
»

Giuseppe Saronni en rose

«Saronni, tout jeune, m’appelle avant de venir aux Championnats de Zurich, pour avoir quelques cuissards. Je les amenés à Zurich où il a d’ailleurs gagné. Dans la foulée, je lui ai encore amené quelques combinaisons sur le Tour de Romandie. Il partait directement au Giro ensuite. Je lui ai donné une combinaison de contre-la-montre rose. Je lui ai dit que c’était pour lui, j’étais certain qu’il aurait déjà le maillot rose avant le contre-la-montre et il ne fallait pas qu’il courre avec le maillot « normal » qui flottait. Cela s’est passé ainsi et il a gagné le contre-la-montre et le giro avec cette combinaison…»

Hinault exige du Assos

«Bernard Hinault, le « blaireau » avait prévenu les organisateurs du Tour de France: s’il était en jaune avant le contre-la-montre et que les organisateurs ne fournissaient pas une combinaison Assos, il roulerait avec le maillot Renault, celui de son équipe, qui était un Assos. Les organisateurs m’ont appelé pour faire ce maillot jaune…»

Combinaison plastifiée pour les Soviétiques

«C’était lors des Championnats du monde à Altenrhein (en 1983)», se souvient Toni Maier Moussa. «L’entraîneur de l’équipe soviétique de piste m’annonce que le chef de la délégation d’URSS, Viktor Kapitanov, veut me voir. Nous nous sommes rencontrés à l’hôtel et je parlais autant le russe que lui l’anglais… Il voulait des combinaisons Assos pour son équipe des 100 km sur route. Je lui ai dit OK, mais il fallait faire vite. La course avait lieu le jeudi et j’ai pu lui livrer quatre combinaisons, rouges avec le marteau et la faucille imprimés, le mercredi. Kapitnov les regarde et dit ”niet“. Ca, j’ai compris (rires). Il voulait des combinaisons entièrement plastifiées, comme celles que nous avions fournies pour les courtes distances sur piste. Mais pour 100km et deux heures de vélo, c’était impensable, ils allaient mourir… Kapitanov y tenait. Là, c’est moi qui ai dit ”niet ». Je lui ai suggéré un compromis et proposé de plastifier les côtés, en promettant que le vent allait glisser dessus (il mime le geste du vent qui glisse le long des côtes). Il m’a dit « yes ». Le seul problème était qu’il fallait les fabriquer pour le lendemain.»

«Je suis rentré à Winterthur, refait mes calculs, il fallait ouvrir les combinaisons pour intégrer une bande plastifiée, moins élastique. J’a aussi demandé aux couturières de bien être là le lendemain matin, interdiction d’être malade! Elles ont cousu les combinaisons et j’ai foncé à Appenzell, à l’hôtel. Heureusement, je n’ai pas été pris au radar (rires). J’étais tout de même un peu en retard et Kapitanov tournait en rond devant l’hôtel. Les coureurs ont enfilé les combinaisons “au chausse-pied” et hop, sur le vélo, au départ. Kapitanov m’a invité dans la voiture. J’ai dit « niet » et je suis rentré chez pour voir la course à la télévision. Il restait 30 kilomètres lorsque je me suis installé. Les Soviétiques ont gagné devant les Suisses, qui n’étaient alors pas en Assos (rires). Cela reste aussi un souvenir marquant de ces années.»

Pour la petite histoire, ce jour-là, l’équipe d’URSS a établi un nouveau record sur ces 100 km avec une moyenne de 50,355 km/h.